TOMBE DE HAUT Eric Boissau
LE DOCTE ZIGLUT n’en revenait pas. Avec fièvre, il regarda à plusieurs reprises dans son énorme lunette d’observation terrestre. Il refit rapidement ses calculs et jeta nerveusement les feuillets à terre, après les avoir noircis de gribouillis indéchiffrables. Il revint à la lunette, essuya frustement les optiques et regarda à nouveau. En désespoir de cause il lança quelques charmes discrets de divination, consulta ses tarots mais rien n’y faisait. À son grand dam, il avait raison. Poussant un soupir à mi-chemin entre éructation et barrissement, il saisit son manteau et se dirigea d’un pas aussi ferme que l’émotion lui permettait vers la demeure de son maître. De mémoire d’érudit vivant, et les dieux savent qu’ils ont tendance à perdurer, on n’avait jamais vu cela sur la Vassalie de l’Aérolithe. Brugden, le Grand Théocrate de la Lumière Pourpre, n’en reviendrait pas et, de ce fait, il risquait sa tête. Conscient de son devoir, mais pas forcément pressé de l’assumer, il ralentit quelque peu l’allure pour rejoindre le temple.
Quatre cents ans auparavant, ce petit bout de terre s’était arraché à sa paisible montagne pour s’envoler peu à peu vers le ciel. Aucune des explications avancées par les astrologues et autres éminents scientificateurs de la Vassalie n’avait apporté de vraies réponses au pourquoi du comment. À l’époque, certains avaient accusé, à mots couverts s’entend, le Sombre Alchimiste d’expériences malencontreuses… Globalement la sagesse populaire avait pour coutume de désigner quelques dieux irresponsables en maraude comme origine de tous ces tourments. Après une courte période d’anarchie et de chaos, la vie se réorganisa et la communauté apprit à fonctionner en autarcie. La Vassalie (d’aucun l’appellerait bientôt l’Aérolithe, en dépit de l’impropriété du terme) semblait graviter à distance constante de Gaïa, son monde d’origine. Le temps, inexorable, reprit son cours destructeur. Trop éloignée pour distinguer quoi que ce soit sur terre, la population finit par trouver son compte dans ce statu quo. Il n’y avait pas de guerre, peu de violences, on y mangeait à satiété, et le pouvoir y était tolérable. Bien sûr, il faisait toujours un peu plus chaud ou plus froid qu’en bas, mais la sécurité relative faisait prendre la situation avec philosophie. Peu à peu, seuls quelques lettrés gardèrent encore un œil distrait sur Gaïa et celle-ci fut bientôt porteuse de tous les mythes de monstruosités imaginables pour tout un chacun.
Simbel le Veule regardait avec envie la petite fiole verte que le marchand avait négligemment déposée sur l’étal. Une décoction de fleurs de Bousier, le summum dans le domaine des paradis artificiels. Même en passant sa vie à capitaliser un gros, un très gros tas d’Escargots de Roches Noires, Simbel ne pourrait pas s’en offrir le dixième. Le commerçant dédaigneux était en grande discussion pour vendre à prix prohibitif une lotion capillaire miracle à un bourgeois chauve et adipeux à souhait. La mise précieuse de celui-ci et ses splendides atours révélaient à tous son enviable condition de Drapier. Profitant de l’intérêt mercantile du propriétaire, Simbel, après un regard à la dérobée, approcha discrètement sa main du flacon. Il s’en saisit et se mit en devoir d’offrir à cet objet de valeur le refuge apaisant de sa poche. Il sentit une main se poser sur son épaule.
— Alors, mon garçon, on ne respecte pas les lois de la libre entreprise ?
Simbel se retourna doucement et reconnut, maussade, le sergent Gretz et ses acolytes qui l’avaient maintes fois épinglé.
— Tiens donc, ce vieux Simbel ! Alors, on fait ses petites emplettes ?
— Oh, Sergent ! Vous n’allez pas me croire, cet objet est tombé dans ma poche et je viens juste de m’en rendre compte. Je m’en vais le remettre à sa place. Bien le bonjour chez vous.
— Tu as au moins raison sur un point, je ne te crois pas. Vous autres, emmenez-le. Messire a une petite note à régler. Je gage que le prévôt sera heureux de te revoir. Tu commençais à lui manquer.
— J’aimerais que ce soit réciproque ! maugréa Simbel tandis qu’on l’enchaînait.
Le Grand Théocrate rentra avec fracas dans la chambre du jeune Ingmar Von Altgraaf, dix-septième et a priori dernier du nom. Celui-ci, un peu confus, jeta négligemment une couverture sur les frêles épaules nues du petit page, qui quitta la chambre en rougissant.
— Mais enfin, mon bon Brugden, que me vaut l’honneur de cette venue intempestive qui interrompt mes cogitations nocturnes ?
— Silence, larve immonde… habille-toi en vitesse !
— Tout de même, il me semble que vous pourriez…
— La ferme, lombric. Dépêche-toi. Je viens de convoquer ton conseil. Et tâche au moins d’être décent.
— Qu’arrive-t-il de si grave, mon doux Brugden, pour que…
— Nous tombons, imbécile !
Le prévôt fit prendre note au greffier :
— Considérant les crimes antérieurs du dénommé Simbel, dit le Veule, à savoir pour notre seule juridiction douze vols à l’étalage, sept escroqueries au mariage, six adultères avoués…
— Sept, en fait.
— Taisez-vous, Simbel, sept adultères, donc, deux faux témoignages, cinq faux en écritures, deux agressions sur enfants… Des enfants, Simbel, enfin ! dit le magistrat avec lassitude.
— J’avais faim, votre Seigneurie, et ils me narguaient si vilainement avec leurs pommes d’amour. Et puis n’exagérons rien, je n’ai donné qu’une petite fessée à chacun.
— Ça n’en constitue pas moins une agression. Reprenons, greffier. Où en étions-nous, déjà ? Ah oui ! Trois escroqueries avec pratique de magie non conventionnée, etc. Vous compléterez, greffier. Vous terminerez par : « Considérant que ledit Simbel est multirécidiviste et ne profite pas de la clémence de votre justice pour s’amender, Nous, Milgardt, prévôt en la Vassalie de l’Aérolithe, le condamnons à avoir le nez, les mains et les oreilles tranchés, les yeux crevés et la verge arrachée après avoir purgé une peine de dix jours en nos oubliettes du château. Puisse ce juste jugement rendre meilleur…» Vous fignolerez, quoi ! Soyez gentil, vous datez et signez pour moi.
— Votre Seigneurie – s’écria Simbel avec le regard de la justice bafouée –, c’est impossible ! La prison, je ne dis pas, mais…
— La paix, geignard, j’ai été trop patient avec toi. Gardes, emmenez le condamné. C’est pas tout ça, mais j’ai rendez-vous aux thermes. Greffier, veillez qu’on ne me dérange sous aucun prétexte, sauf bien sûr si nous chutons vers Gaïa !
La boutade déclencha les rires gras de l’assemblée à l’exception d’un Simbel cramoisi.
Le conseil, réuni de toute urgence, faisait peine à voir. C’était un ramassis de vieillards décatis, les yeux rougis par le manque de sommeil, qui retenaient à grand-peine des bâillements dignes d’impressionner une marmotte apathique. Seul Brugden paraissait bouillir d’un feu intérieur impressionnant et rongeait visiblement son frein pour ne pas brusquer les notables… et en l’occurrence ses plus généreux mécènes.
— Messires, la situation est grave…
— J’ose l’espérer, Brugden, croassa Glifker le Patriarche, car vous avez peu de temps pour nous convaincre de l’absolue nécessité de ce conseil extraordinaire qui nous prive du réconfort de nos épouses.
— Faux-jeton, lui souffla son voisin à l’oreille.
— Il me suffit de vous informer que depuis le début de la nuit, nous amorçons une descente certaine vers Gaïa.
— Chuter ? C’est impossible… C’est complètement loufoque.
Chacun y allait de son petit commentaire désobligeant et Ingmar, grisé par le mauvais esprit ambiant, ne put s’empêcher de lancer :
— Quel est le fol qui vous a raconté de telles fredaines, Grand Théocrate ?
Brugden le foudroya du regard et répondit froidement, et en serrant les dents :
— Il s’agit du Docte Ziglut, dont j’ai personnellement sondé l’esprit. Aucune méprise n’est possible. Tous se figèrent, et le silence devint de plomb. Tous respectaient le savoir et l’intégrité du premier scientocrate de la Vassalie.
— Et que lui est-il advenu ? demanda quelqu’un vaguement inquiet.
— Selon la tradition des mauvais augures, il a été torturé et sacrifié pour rompre le mauvais sort annoncé. Nous y avons pris beaucoup de soin, eu égard à ses divers mérites et en tenant compte de son rang, bien sûr. Mais dans ce cas d’espèce précis, je doute de la seule efficacité du rituel.
— Il nous faudrait un Héros, dit l’un.
— Dame, c’est qu’ils ne sont plus légion, lui répondit un autre.
— Que faire, alors ? Que quelqu’un propose quelque chose et que l’on retourne se coucher ! brailla Glifker.
Brugden, la mine renfrognée, n’écoutait pas. Un sourire carnassier fendit subitement son visage anguleux. Sur un signe discret de la main, son âme damnée Yarod le Roux (surnommé Trois-Poux par les mauvaises langues), s’approcha et se pencha sur son épaule.
— Sois gentil de faire ramener ces braillards chez eux. Il se peut que j’aie une idée, mais il nous reste pas mal de travail… Et quelques légendes à vérifier.
Depuis trois jours, Simbel croupissait dans les oubliettes, en fait un ancien silo à grain enterré. Il s’était fait mal en tombant et se demandait s’il n’avait pas une jambe cassée. C’eût été un moindre mal au vu de ce qui l’attendait et une sourde appréhension l’envahissait, au fur et à mesure que le temps passait. C’était une torture d’un raffinement délicat que de le laisser en proie à l’imagination de ses tourments à venir. Il ne la goûtait pourtant à sa juste valeur qu’avec une extrême modération. La petite porte de bois s’ouvrit au sommet du réservoir, et une échelle de corde se déroula avec un bruit mat.
— Monte, infâme cloporte, tu as de la visite.
Après de pénibles efforts, il finit par se hisser hors de sa geôle et se sentit agressé par la lumière du soleil. Trois hommes lui faisaient face. Le premier était son gardien attitré, une grosse brute avinée qui prenait un malin plaisir à lui envoyer son quignon quotidien dans les zones les plus fangeuses de sa triste prison. Le second portait une robe de culte de la Lumière Pourpre. Il dut faire un effort pour discerner ses traits, et vit un grand homme tout sec, aux cheveux de braise, au regard de feu et au visage ravagé par la petite vérole. Le troisième était le prévôt en personne. Il fallait que l’affaire fût d’importance pour qu’il se déplaçât.
— On a oublié de me compter cinq orteils en plus pour mon trafic de fausses pièces, c’est ça ? Je peux tout vous expliquer et… Il reçut en plein dans l’estomac le poing du gardien. Celui-ci grommela un semblant de phrase où il était vaguement question de respect, mais le religieux intervint rapidement.
— Tout doux, l’ami, vous ne voudriez tout de même pas abîmer le héros qui porte sur ses épaules le poids de l’avenir de la Vassalie tout entière ?
Dédacodimus se gratta songeusement sa vénérable barbe avec ses ongles longs et sales. Le premier message reçu depuis au moins… Longtemps, en tout cas, ça, il en était certain. À moins que sa tête ne lui joue encore des tours. Il allait reprendre là où il en était dans ses réflexions, quand il réalisa qu’il avait oublié son sujet de préoccupation.
— De quoi parlions-nous déjà, mon bon Zaros ?
— Lettre, Maître à moi, lettre ! carillonna la voix suraiguë du démonet à bubons, ridicule, qui se juchait sur le couvercle de l’encrier du vieil alchimiste.
— Ah oui, la lettre ! Ce doit être important pour qu’elle me soit parvenue par mulot attelé. Elle porte le sceau de l’Académie Scientificatrice de Magie Appliquée.
— Quoi ça, Magister ?
— Le collège des mages où je crois bien avoir enseigné dans le temps. Au fait, quel est le sujet de notre conversation ?
— Lire lettre et raconter, Maître à moi.
Dédacodimus commença à déchiffrer le pli qu’il tenait d’une main et de l’autre attrapa la créature négligemment. Tout en lisant, il l’envoya terminer son existence d’un geste désinvolte dans l’âtre qui éclairait la pièce. Les cris atroces de la malheureuse bestiole interrompirent sa lecture.
— Je vous en prie, mon cher Albrecht. Ayez l’obligeance de cesser vos jeux stupides quand je travaille. À tout le moins, faites silence quand je réfléchis.
Ce disant, la lettre déjà oubliée sur une écritoire, il s’assit et tenta de se concentrer sur cette passionnante partie d’échecs – sa tour était en prise, ce qui donnait un roc avantageux à l’adversaire et… – commencée la veille avec ce drôle de petit mulot intelligent, arrivé chez lui depuis peu.
— C’est amusant, lui fit-il. Savez-vous qu’autrefois les Mages utilisaient vos congénères pour véhiculer dans des petits chariots les messages d’une importance capitale ?
Simbel se faisait l’impression d’être une petite balle à jouer que se renvoyaient au fur et à mesure des cahots les différentes parois du wagon cellulaire. Il finissait par se demander si le cocher ne prenait pas volontairement toutes les ornières de la route. Il fut ôté d’un doute lorsqu’il reconnut de dos le sergent Gretz, en personne. Ligoté, bâillonné, il se demandait s’il avait fait le bon choix. En fait, lui avait dit ce curieux prêtre, la mission qu’on voulait lui confier était simple. D’après ce qu’il avait compris, il devrait rendre visite à un vieux mage pour chercher un objet ou deux. Ensuite, il lui faudrait faire une petite reconnaissance à l’étranger (Simbel ignorait que l’on pût s’y rendre mais ne s’en était pas inquiété outre mesure), puis revenir faire son rapport. À son retour, il serait gracié et recevrait peut-être même une récompense, en Escargots Rouges, par exemple. D’un naturel prudent, Simbel avait évoqué un éventuel refus. Un ange, ou était-ce un démon, était passé. Le regard du prévôt avait semblé se fixer le plus naturellement du monde sur une abeille voletant alentour. Le trajet de l’industrieux animal devait lui sembler de la dernière importance car il s’était mis en devoir de le suivre au plus vite. Pendant ce temps, la figure du prêtre s’était empourprée et il avait éclaté subitement.
— Misérable blatte ! Vil pourceau ! Vous êtes bien tous pareils, fientes de truies, graines de viande à pendre ! avait-il hurlé.
Le sourire satisfait et narquois qui avait fendu la face porcine du geôlier d’une oreille à l’autre lui fit l’effet d’une douche froide. Reprenant sa contenance, il avait déclaré d’une voix posée et glaciale :
— Comprenez-moi bien, mon PETIT ami. Nous avons perdu assez de temps avec les précédents, et…
— Les précédents quoi ? avait articulé Simbel d’une voix blanche. Une coulée de sueurs froides lui avait dégouliné dans le dos. Depuis un moment, de terrifiants hurlements venaient du poste de garde. Le prêtre avait paru agacé de sa bourde et avait ajouté :
— Écoutez… Je serai clair. Même en raclant nos fonds de tiroirs, vous êtes encore, malheureusement, ce qui se rapproche le plus d’un héros de quête. Un refus n’est pas envisageable de votre part. Sachez que si vous persistiez, votre peine serait applicable céans. Ensuite, je fournirai votre cadavre à l’académie, avec à charge pour eux de vous remettre sur pied tous les jours, et chaque fois de façon plus douloureuse. Vous n’imaginez pas les bévues et dégâts qu’un étudiant nécromant un peu imaginatif et bricoleur peut commettre sur un corps, quand il a carte blanche… Enfin, prenez votre temps… Alors, c’est oui ?
Le fourgon s’arrêta à l’orée d’un petit bois. Le sergent Gretz en descendit et tira une petite clef en fer de sa poche. Il ouvrit la porte et se saisit du captif. Il le fit tomber avec autant de considération qu’il aurait portée à un ballot de guenilles sales et dépareillées.
Quoique, à la réflexion, cet homme devait manifestement respecter davantage un vieux tas de chiffons grouillant de vermine que ses prisonniers, pensait Simbel pendant qu’il le déliait.
— Et maintenant qu’est-ce que je fais ? demanda le Veule en se massant ses membres endoloris.
— Tu prends ce parchemin, tu t’engages sur ce sentier là-bas, tu n’essayes en aucun cas de faire demi-tour et tu évites de me recroiser dans cette vie ou dans une autre si tu tiens à tes dents.
— Sergent, pourquoi tant d’agressivité ? J’ai tant d’admiration pour vous. Vous êtes un vrai père pour moi et un modèle ! Vraiment, vous me brisez le cœur…
— Disparais, crapule, ou sinon, ordre du Conseil ou pas, je t’explique la signification littérale de mon nom.
Simbel réfléchit un instant. Gretz était un nom originaire de Scabrianie. Et n’était-ce pas en scabrian que le mot GRReHEeTTZZZzz signifiait à peu près Celui-qui-écrase-les-tempes-de-ses-ennemis-avec-deux-doigts-et-encore-sans-forcer ?
Toujours est-il que le tire-laine jugea plus prudent de ne pas insister. Une fois engagé sur le sentier, il se retourna, vit le soldat qui faisait déjà faire demi-tour à son attelage et lui lança :
— Et là, je fais quoi ?
— Tu te débrouilles ! Un dernier conseil, toutefois. Évite de sortir du sentier, tu es dans le Val du Sombre Effroi. Bonne chance quand même, Noble Héros ! lança-t-il goguenard. Simbel le Veule hésitait à définir un ordre de priorité et oscillait entre désespoir, terreur pure et déraison. Il finit par fondre en larmes pour entrer en matière.
— J’apprécie que vous me vouvoyiez à nouveau, mon gentil Théocrate. On est toujours copains, dites ? Mais si je puis me permettre, je n’y comprends rien. Pourquoi avoir sacrifié le docte Ziglut ?
— Trop populaire…
— Soit, mais de là à mettre notre avenir entre les mains de ce Dadècominus, mon charmant Brugden…
— Dédacodimus ! fit le Grand Théocrate avec patience. Signez là, là et là. Voilà ! Tout simplement parce que c’est le seul survivant du Grand Appareillage. Ses connaissances immenses pourront peut-être nous aider à regagner notre zénith. Le cas échéant, il sera en mesure de nous aider à appréhender la Terra Incognita.
— Mais alors pourquoi envoyer ce jeune homme sur Gaïa ?
— Vous le faites exprès, c’est ça ? Réfléchissez, voyons. Dédacodimus a plus de quatre cent cinquante ans. Ses informations risquent, disons… de dater un peu. Ce petit truand nous renseignera sur l’évolution réelle de Gaïa et de sa population. Seul ce mage peut téléporter un humain de petite taille sur cette distance. Si nous continuons à descendre, bien sûr.
— Mais, j’y songe. Si nous remontons comme prévu, ce joli jeune homme…
— Restera coincé sur Gaïa. Bravo, Ingmar ! Votre sens légendaire de la déduction semble particulièrement aiguisé ce matin.
— Mais c’est un procédé ignoble ! On ne peut pas lui faire ça… Seul sur Gaïa, pauvre petit être abandonné. Je suis au regret de vous dire que je désapprouve, Brugden. Et violemment même !
Le baronnet allait sortir, sous le regard amusé et un tantinet surpris du Grand Théocrate lorsqu’il ajouta en tremblant :
— Et permettez-moi de vous dire que vous êtes un salaud et un type sans vergogne ni scrupules.
— Allons, allons ! Vous savez très bien que je suis insensible à la flatterie, lâcha Brugden qui éclata d’un rire sardónique.
Le jour faiblissait sur le Val du Sombre Effroi. Simbel, après avoir cédé à la panique de rigueur à l’évocation de ce nom, s’était mis à réfléchir. D’après ce qu’il arrivait à se remémorer, c’était le coin le moins fréquentable de tout l’Aérolithe. On disait que quiconque s’éloignait des sentiers tracés de la forêt pouvait compter, selon les estimations les plus optimistes, sur une durée de vie de quelques secondes. À tout prendre, il préférait ne pas s’étendre sur les raisons qui pouvaient motiver une telle réputation. Après tout, ces chemins ne menaient-ils pas tous à la demeure du Sombre Alchimiste… Assailli d’un doute et glacé d’horreur, le ribaud jeta pour la première fois un œil sur le message qu’il tenait toujours à la main. C’était un gros rouleau de parchemin, scellé aux armoiries de la baronnie. Dessus, quelqu’un avait enluminé quelque chose en lettres d’or. Il déchiffra péniblement :
— D-E-D-O, non A-C-O-D-I-… heu… M ?-U-S ! Dédacodimus, c’est ça !
Il sourit un instant, heureux de son effort, puis s’assombrit. Dédacodimus, c’était le Sombre Alchimiste, et il n’avait aucune envie de le rencontrer.
Mais la nuit allait bientôt tomber. Seul, perdu, Simbel redoutait plus encore de sortir de la forêt, où il était au moins à couvert. Bien sûr, il se pouvait que la réputation du mage soit galvaudée. D’aucuns disaient d’ailleurs, en chuchotant évidemment, que si son corps vivait encore, son intégrité mentale avait depuis longtemps pris de très longues vacances. Avec un peu de culot et beaucoup de chance, Simbel pouvait peut-être espérer se faire passer pour un simple messager et tirer rapidement sa révérence. Il reprit donc son chemin, sinon d’un pas ferme, du moins un peu plus confiant en l’avenir. Joignant ses mains, il criait de temps à autre d’une voix chevrotante : « You-hou ! Y a quelqu’un ? »
Dédacodimus referma son grimoire avec humeur et fronça les sourcils. Il claqua des doigts et le tintement agaçant de la sonnette cessa d’autant plus vite que celle-ci se mit à fondre et à dégouliner le long du mur. De la visite… Tous les cinquante ou soixante ans c’était pareil ! Le dernier avait été ce ridicule représentant en onguents et autres potions lamentables. Quelle impudence ! Des onguents… à lui, Dédacodimus, le Mage Pustuleux… Non, ça c’était son petit cousin. Lui il était… Ah oui, le Sombre Alchimiste. Toujours est-il qu’il avait châtié l’impertinent vendeur en le gardant à son service comme miroir. Afin qu’il réfléchisse davantage, bien sûr. À moins qu’il ne l’ait tout bonnement laissé partir après lui avoir acheté sa camelote. Il ne savait plus trop, en fait…
Mais cette fois-ci, il serait d’une férocité exemplaire. Nom d’un petit diablotin. On se souviendrait encore dans mille ans de sa mauvaise humeur légendaire !
— Jasper, dit-il en s’adressant à la lampe à huile placée dans le hall du manoir. Soyez assez aimable de préparer le tchaï pour notre invité. Et arrangez-vous pour que les bretzels ne soient pas rassis, pour une fois !
Simbel s’approcha avec méfiance de l’immense huis en chêne massif. Jamais il n’avait autant mérité son surnom. Tremblant de tous ses membres, il frappa timidement et n’obtint pas de réponse. La magie était présente partout en ce lieu. Elle était presque tangible et le mécréant, terrorisé, était à deux doigts de s’enfuir à toutes jambes quand la situation lui revint à l’esprit. Déjà, le soleil avait disparu derrière la cime des arbres, et la forêt se couvrait de mille ombres inquiétantes. Au loin, le hululement d’une Piuque de la Mort – un rapace nocturne célèbre pour sa férocité – acheva de convaincre le malheureux Simbel qu’il urgeait au dernier degré de rentrer dans ce sanctuaire de la quasi-normalité. Il frappa encore mais n’obtint pas davantage de réponse. Cherchant une sonnette ou un heurtoir, il finit par apercevoir sur le côté de la porte un petit mousqueton fixé dans le mur. Un drôle de petit caneton avec de grands yeux tristes était retenu par un anneau qui passait autour de son cou. Une pancarte défraîchie – ce qui ne facilitait pas sa lecture laborieuse – indiquait « PR. sSez POuT *oUs AnNonc. R ». Simbel hésita une seconde, puis pressa de toutes ses forces le corps de l’oiselet à mesure que des hurlements de loups en quête d’amuse-gueule semblaient se rapprocher dangereusement. Un petit couinement sortit du gosier du volatile. Le bruit enfla de plus en plus, jusqu’à devenir un monstrueux coin-coin tonitruant et insupportable. C’est le moment que choisit l’immense porte capricieuse pour s’ouvrir. Un portemanteau à pied, curieusement flexible, se glissa dans l’entrebâillement de la porte.
— Qui dois-je annoncer ?
Simbel resta sans voix devant l’objet sans membres ni muscles qui s’adressait à lui. Il n’avait aucun organe, comme tout portemanteau qui se respecte, pourtant il n’arrivait pas à se sortir du cerveau l’idée qu’il le regardait en fronçant les sourcils.
— Qui… êtes-vous ? parvint-il à balbutier.
— Boris Cœurdebois, majord’homme du Magister. Auriez-vous l’extrême obligeance de répondre à ma question ?
— Simbel le Ve… le Messager.
— Entrez, je vous prie, Excellence. Le Magister vous attend dans le fumoir.
Derrière le voleur, la porte se referma avec un bruit sinistre. Afin de tromper l’angoisse qui l’étreignait chaque pas davantage, il posa des questions d’une voix étranglée en suivant son curieux guide :
— Comment est-ce possible ? Vous parlez, vous marchez…
— C’est très pratique pour communiquer et se déplacer, voyez-vous.
— Et vous travaillez ici tout seul ?
— Pour ainsi dire, soupira le serviteur de bois. Je suis très mal secondé ici, vous savez ? Les bons domestiques sont si rares de nos jours !
Tandis qu’ils traversaient diverses pièces et couloirs, Simbel pouvait apercevoir de curieux objets en mouvement : chandeliers, balais… Il crut même voir courir dans la pénombre un drôle de petit tabouret qui paraissait très pressé.
— Votre maître vit seul ici ?
— Entouré de l’affectueuse sollicitude de son petit personnel, oui. Nous arrivons.
— Me permettez-vous de vous poser une question peut-être un peu personnelle ?
— Si je puis y répondre, Excellence.
— Pourquoi diable portez-vous cette étoffe autour de votre c… en haut de votre manche ?
Le claquettement que faisait l’objet en marchant sur le plancher s’interrompit. L’objet donna l’impression à Simbel de se retourner et de le fixer avec perplexité en dépit de son manque d’yeux.
— Selon vous, Excellence, à quoi une écharpe peut-elle servir ?
Gêné, le filou glissa délicatement vers la porte que lui indiquait son cicérone. Il frappa, et regarda s’éloigner l’étrange serviteur qui bougonnait pour lui-même :
— Faut dire qu’y a des paquets d’courants d’air dans cette fichue bicoque…
La voix qui avait enjoint à Simbel d’entrer était sinon sympathique, du moins pas trop hostile. Il ferma les yeux un instant et adressa une brève prière aux dieux en qui il n’avait jamais cru (nul doute que s’il s’en sortait, sa foi serait renforcée, au moins pour… un temps). Il prit son souffle, puis ouvrit la porte avec le maximum de dignité que ses genoux tremblotants lui permettaient d’assurer. À sa grande surprise, le seul occupant de la pièce était une sorte de gnome rachitique et rabougri qui était visiblement très occupé à casser des noisettes au moyen d’un presse-livres.
— Messire Dédacodimus est absent ?
— Dédacodimus, dites-vous ? Attendez, je crois bien… Oui, je crois qu’il s’agit de moi. C’est bien mon nom, n’est-ce pas, jeune homme ?
— C’est-à-dire… J’ai un message pour vous et on m’a dit que vous me donneriez une petite récompense… Enfin peut-être, s’empressa-t-il d’ajouter en voyant le regard noir du mage que le seul mot « récompense » semblait agacer.
Le vieil alchimiste prit le parchemin que le jeune homme lui tendait et lui fit signe de s’asseoir. Simbel obéit et s’assit sur un fauteuil en palissandre que son hôte lui indiquait.
— Je vois… L’Aérolithe tombe.
— Pardon ?
— Notez, ça devait finir par arriver. Vous allez voir qu’ils vont encore dire que c’est ma faute… Tiens, non. Au contraire, ils me demandent de trouver une solution… Manquent pas d’air après toutes les misères qu’ils m’ont faites ! À moi, ou à mon chat, au fait ? Je ne sais plus, ce n’est pas bien grave.
Simbel, effaré par la nouvelle, se demandait s’il ne serait pas plus rapide de sauter de l’Aérolithe. Attendre une solution de cette ruine humaine risquait d’être une perte de temps pour un résultat sensiblement très approchant.
— Tiens, on parle de vous ! On me demande de vous envoyer sur Gaïa pendant que j’effectuerai mes petites recherches pour trouver une solution.
— Moi, sur Gaïa ? Mais pour quoi faire ? parvint-il à ânonner, livide.
— Visiblement, ils n’ont pas tout à fait confiance en moi. Ils souhaitent que vous exploriez les environs en dessous de nous. Je pense que ça a pas mal changé en quatre cents ans, sans compter qu’on a dû pas mal dériver. Je dois vous téléporter là-bas (Eh ben voyons ! C’est une paille !), dès que possible.
— Et comment je reviens, moi ?
— Logiquement, plus on se rapprochera, plus je ressentirai votre présence, et plus il me sera facile de vous re-téléporter jusqu’ici. Vous n’aurez plus qu’à faire votre rapport.
— Et si je refuse ?
— Vous ne refuserez pas.
Les petits éclairs bleutés entrelacés de flammèches qui commençaient à se matérialiser entre les doigts crochus de la main libre du mage persuadèrent Simbel de ne pas insister dans cette voie.
— Et en admettant que, simple supposition, vous trouviez une solution et que l’Aérolithe remonte ?
— Ah ? Je n’avais pas pensé à cela et ils n’en parlent pas. Il nous faudra trouver rapidement une solution. Tiens, c’est très curieux, ils disent ne pas avoir reçu ma réponse à leur précédente missive. Décidément, mon secrétaire laisse de plus en plus à désirer. Zaros ? Où es-tu, Zaros ? Dites, jeune homme, vous n’auriez pas vu Zaros ?
Le lendemain à l’aurore, Simbel escaladait avec réticence la table en hêtre dur du laboratoire. Il prit place au milieu du pentacle (tracé avec du sang de dieux savent quoi) que lui indiquait Dédacodimus.
— Heu… Êtes-vous absolument certain que je ne risque rien ?
— Absolument ! Sauf, bien sûr, si vous persistiez à garder cette jambe en dehors de la zone de protection. Ma foi, vous vous retrouveriez alors unijambiste sur la Terra Incognita, tandis que ce membre négligent se verrait contraint de me tenir compagnie jusqu’à votre retour.
Le truand s’empressa de corriger sa position au sein du tracé mystique.
— À propos de retour, votre Sénilité…
— Ah oui, j’ai oublié de vous dire. Je n’ai pas réellement eu le temps d’y travailler. Toutefois, j’ai ici un objet qui vous sera peut-être de quelque secours.
Le mage sortit de sa poche un petit cylindre dont il retira le couvercle de bois. Une petite bille bleutée en sortit en virevoltant comme une mouche et se mit à tourner autour de lui. Sur un geste de son maître, elle se dirigea vers Simbel, en fit plusieurs fois le tour comme si elle l’observait. Le jeune homme n’apprécia pas particulièrement et tenta de la chasser du revers de la main comme il aurait fait d’un insecte tenace. La chose émit un bourdonnement plaintif devant tant d’incompréhension, puis vint se ficher boudeusement dans la boucle de sa ceinture.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
— Soyez prudent, il est très susceptible et c’est votre billet de retour pour ici. C’est un Ultra-Portail-Inter-Univers-Portatif-Expérimental. Un UPIUPE, quoi.
— Expérimental à quel point ?
— Je l’ai fabriqué avant le Grand Appareillage pour un mien serviteur chargé d’une mission dans l’au-delà.
— Et ça a marché ?
— Je ne m’en rappelle pas, mais en tout cas, mon UPIUPE est rentré, lui.
Sans plus attendre, le vieil homme prit un grimoire moisi d’une main. Il mit de vieilles besicles sur son nez et s’éclaircit la voix.
— Attendez ! lança le malheureux Simbel d’une voix blanche. Vous ne pouvez tout de même pas m’envoyer là-bas sans armes ni protection ! On ne sait même pas exactement ce qu’il y a sur cette saleté, en bas !
— Une arme ? Tiens, ce n’est pas idiot, ça.
Le Sombre Alchimiste reposa son ouvrage sur un lutrin bancal et se mit à fouiller dans un coffre aussi délabré que poussiéreux. Au bout de quelques secondes, il se redressa en tenant à la main un objet métallique rouillé d’une curieuse forme. Il le tendit à l’avorton.
— C’est une arme magique très puissante – affirma l’érudit. Il s’agit d’un Poignard d’Eternel Retour. Une arme unique et précieuse.
— Je préférerais précise, soupira l’autre en glissant la lame incurvée et sans manche dans sa ceinture.
Déjà le vieux sorcier avait commencé son incantation. Il entra en transe, le livre tenu d’une main pendant que l’autre traçait des signes cabalistiques dans l’air. À l’instant précis où Simbel évaluait ses chances de survie s’il s’enfuyait en battant le record absolu du trente mille pouces-obstacles, il disparut du laboratoire dans un tourbillon de couleurs indicibles.
Quand Simbel prit conscience de n’être pas éparpillé aux quatre coins du monde et d’être en un seul morceau, il se posa la question de savoir où il était. En levant la tête, il aperçut loin au-dessus de lui un petit point noir qui devait être l’Aérolithe. Il le fixa plusieurs secondes et eut l’impression fugace que celui-ci allait grossissant. Il déglutit bruyamment. Une seule chose au moins était claire, il était situé sur un monticule en pierre, puisqu’il pouvait dominer la savane environnante. Du moins, il supposait que c’était une savane d’après de vieux récits légendaires entendus ici ou là. Au bout d’un certain temps, il saisit la raison du malaise sourd qui l’étreignait : bien qu’immobile, il se déplaçait. Et plutôt rapidement, même. Le but de son véhicule improvisé semblait être une caverne creusée dans un grand piton vertical qui se dressait au milieu de la plaine aux hautes herbes. Il tenta de se calmer et estima la situation aussi vite que son esprit embrumé le lui permettait.
Grük le Fort, troll des savanes de son état, pénétra fébrilement dans son petit chez-lui. Il était heureux – encore que l’existence concept de bonheur reste à prouver chez les trolls des savanes – car son piège avait marché et les petits hommes le suivaient de peu.
Gros-Bakas, également trolle des savanes et accessoirement femelle du précédent, fut surprise de voir un petit bipède perché sur le crâne pustuleux de son intellectuel de mari. En effet, chez les trolls des savanes, le fait de pouvoir concevoir un plan, surtout basique, est considéré comme le signe d’une intelligence supérieure ; utile, donc, mais néanmoins suspect.
— Gros-Bakas devoir préparer massue et taper beaucoup petits hommes. Miam-miamm paf !
Gros-Bakas était une femelle obéissante, à défaut d’être aussi évoluée que son mâle. Craack ! fit en éclatant la tête de Grük, dernier troll des savanes capable d’établir un plan, même basique, et victime du manque cruel de vocabulaire précis de la langue trolle.
En arrivant dans la caverne, Simbel vit en contrebas une créature qui devait être un (ou une) troll(e). À ce moment précis, il comprit exactement la nature de son support et manqua de s’évanouir. Il n’en eut pas le temps et sauta in extremis vers le sol, pourtant éloigné, afin d’éviter le coup de massue visiblement destiné à l’occiput de son véhicule. Celui-ci explosa littéralement, ce qui permit désormais de voir la décoration intérieure de la caverne sous un jour nouveau et plein de couleurs. Hurlant de rage en voyant le résultat de son action malheureuse, la première créature renifla en direction du voleur qui tentait de se faire oublier dans un petit recoin de la caverne. La bête se rapprocha, leva à nouveau sa massue, tandis que Simbel tripotait désespérément son UPIUPE qui ne voulait rien savoir et continuait visiblement à bouder.
Il attendait le coup de grâce en fermant les yeux. Quand il se risqua à ouvrir un œil, il vit la créature, son énorme massue toujours en suspens, tout étonnée de constater la présence de dizaines de petits dards très acérés sur son corps. Il fallut plusieurs secondes pour que le système nerveux de Gros-Bakas réussisse à localiser son cerveau, et lui fasse comprendre qu’elle était morte à cause du poison dont les fléchettes étaient imbibées.
Yarod le Roux entra dans la petite sacristie où son maître préparait quelque séance sacrificielle.
— Nous avons reçu une réponse du Sombre Alchimiste, votre déliquescence.
— Par mulot attelé ?
— Non, votre ignominie, par simple corbeau voyageur. Nous avons d’ailleurs perdu deux adeptes chargés de récupérer le message, car la bête était particulièrement mauvaise.
— Foin de détails, mon petit. Que dit-il ?
— Eh bien, le message n’est pas des plus clairs, loin s’en faut. Il parle d’un secrétaire à châtier quand il mettra la main dessus, du temps à venir, de stratégie aux dominos…
— Va aux faits, Trois-Poux.
Le rouquin s’empourpra davantage, jusqu’à prendre une jolie teinte cerise. Il fit un effort et reprit d’une voix calme, mais empreinte de ressentiment :
— Il m’a semblé comprendre qu’il avait envoyé notre « aventurier » où faire se devait. Il a aussi commencé ses recherches scientocratiques et mystiques pour trouver une solution à notre problème.
— Alors tout est bien pour l’heure.
— Votre abjection ne craint-elle pas que le Sombre Alchimiste, pour de telles responsabilités, soit peut-être un peu trop… âgé ?
Le Grand Théocrate se rua sur Yarod et lui plaqua une main sur la bouche en le fusillant du regard.
— Ingénieux, allais-tu dire ? fit-il en jetant des regards affolés dans toutes les directions. Pour sûr, qu’il est ingénieux. Je suis certain qu’il va régler tous nos problèmes.
Il se rapprocha de l’oreille de Yarod et lui souffla :
— Sinon, il ne te reste que peu de temps pour apprendre à voler, demeuré !
La grosse créature grisâtre s’affala aux pieds de Simbel qui ne la quittait pas du regard. Des petits crissements lui firent tendre l’oreille. Il se retourna et se trouva face à une trentaine de petits hommes à la peau cuivrée qui le dévisageaient d’un air farouche. Ils étaient tous armés de petites lances courtes et de sarbacanes. Ils étaient vêtus en tout et pour tout de simples cache-sexe si l’on exceptait leurs serre-tête et les anneaux qui pendaient de leurs nez. En dépit de sa petite taille, l’aérolithien dépassait d’une bonne tête le plus grand des barbares. Ils se ruèrent sur lui et, malgré ses protestations, le traînèrent en dehors de la caverne. Ils firent un cercle qui l’entourait et le plus âgé d’entre eux y pénétra. Ce devait être le chef comme en témoignaient les plumes bariolées accrochées à ses jolis cheveux gris-verts.
— Voilà, voilà. Je vous souhaite une excellente journée et je vais vous laisser entre vous car je ne voudrais pas vous occasionner de gêne et…
— Gondawah ! lança le chef d’une voix absurdement aiguë.
— Gondawahhhh ! reprirent férocement et en chœur les guerriers sur la même tonalité.
Simbel évita de justesse le coup de sagaie du petit vieillard. Lâche, mais disposé à défendre chèrement sa peau, il s’empara de la lame que lui avait donnée le mage en se demandant de quel côté il fallait la tenir. L’autre le regardait d’un air presque apitoyé. Simbel la saisit à deux doigts, visa et l’envoya sur le petit bonhomme qui ne bougea même pas. La lame sembla l’éviter et partit au loin décrire une vaste courbe sous les rires des guerriers. Simbel se trouva aussi vexé que terrorisé. Il tomba à genoux, joignit les mains et implora du regard le chef qui levait inexorablement son arme. Pour la seconde fois de la journée, le voleur attendit le coup fatal en fermant les yeux.
Il les rouvrit pour voir le vieux combattant, les yeux glauques, qui touchait avec étonnement au milieu de son ventre un bout de l’arme magique, qui avait eu la curieuse idée de rentrer dans son dos pour rejoindre son propriétaire. Il s’écroula, frustré et incrédule, dans les bras de plusieurs de ses guerriers. Les autres poussaient des cris de rage hystériques et s’apprêtaient à faire passer au vainqueur un mauvais quart d’heure.
Soudain le groupe fut plongé dans l’obscurité.
— C’est bien le moment que l’Aérolithe se place dans l’axe du soleil ! pensa Simbel, furieux de devoir mourir dans l’obscurité.
Il se passa un moment pendant lequel personne n’osa trop bouger. Quand enfin la lumière revint, il était toujours encerclé des curieux barbares. À sa grande surprise, ceux-ci se prosternaient.
Simbel reprit encore un bol du délicieux lait que la jeune fille lui servait avec un sourire radieux. Il ne savait pas trop au juste ce qui avait provoqué ce revirement d’opinions à son égard, mais depuis qu’il était arrivé au village, il était traité comme un être divin. Cette dernière pensée le laissait rêveur : un dieu, ou même un demi-dieu se doit d’avoir une descendance. Il fit un sourire avenant à la jeune fille, charmante au demeurant. Elle le lui rendit d’un air malicieux avec un petit je-ne-sais-quoi de vicieux.
— Ch’est bon cha ! ch’est quoi ? demanda-t-il la bouche pleine de succulente viande séchée.
— Gondawah ?
— Oh, laiche tomber, va.
À propos de descendance, Simbel se demandait ce qu’ils fichaient là-haut pour reprendre de l’altitude. Il n’était plus très sûr de vouloir y retourner, mais n’avait absolument aucune envie de rester au-dessous si l’Aérolithe devait s’écraser. Il en était là de ses réflexions lorsqu’un grand tumulte se répandit dans le campement des Gondawahs. De certaines cases s’élevaient des grandes flammes, tandis que des rumeurs de combat se répandaient un peu partout. Des cavaliers qui ressemblaient aux humains de la Vassalie envahissaient les lieux. Ils combattaient les petits guerriers et dressaient un peu partout de grandes nasses pour emprisonner leurs adversaires et leurs familles. La jeune fille qui s’occupait de lui partit en courant, et il jugea plus prudent de se cacher dans la case qu’on lui avait attribuée en attendant de voir venir.
Dédacodimus approchait, comme de juste ! Évidemment, il ne se souvenait pas précisément de ce qu’il cherchait car la vieillesse est sans pitié, surtout avec les très vieux sorciers. Non, ce qui lui importait vraiment, c’est qu’il approchait d’un résultat qu’il cherchait et ça, c’était une victoire sur les mauvaises langues et sa prétendue sénilité. Gâteux, lui ? Il lui sembla se souvenir d’un temps béni où il pouvait entendre à volonté, grâce à un puissant sortilège qu’il avait créé, tout ce qui le concernait sur n’importe quel point de l’Aérolithe. Il soupira plaintivement. Quel malheur d’être presque sourd. À moins que ce ne fût aveugle ? Ou muet, peut-être ? Il rechercha le papier sur lequel il venait d’inscrire quelque chose peu de temps auparavant. Dans sa poche, il trouva une formule dont l’encre hésitait encore entre sécher sur le parchemin ou aller se répandre joyeusement sur ses doigts.
— Un tiers charbon, un tiers salpêtre, un tiers soufre. Qu’est-ce que ça ? Il faudrait que j’essaye, pour voir.
La lame qui était négligemment pointée sous le nez de Simbel l’encouragea à sortir de sa tanière. Il s’avéra qu’au bout de celle-ci se tenait un mercenaire couturé de cicatrices qui lui fit signe de se diriger vers les chariots où d’autres chiens de guerre entassaient déjà son ex-futur peuple adoptif. Étant quelqu’un de profondément courtois quand on y mettait la forme, Simbel ne s’autorisa pas de refuser une telle invitation. En arrivant près des chariots, il remarqua les colliers de fer enchaînés que les soldats avaient tout de suite passés à leurs petits captifs. Il ne se fit guère d’illusions sur le type d’activité qui les occupait. On l’amena devant une espèce de géant bardé de fer devant qui on l’agenouilla.
— Sga„rd tiomh’ tiomreg uruk ?
— ’mande pardon, votre honneur ?
— Votre insanité, on a reçu un nouveau message de Dédacodimus.
— Alors ?
— Je crains qu’il ait définitivement perdu ses moyens…
Le regard perçant du Grand Théocrate encouragea Yarod à davantage de circonspection.
— Il réclame qu’on lui envoie à l’instant toutes les quantités disponibles de soufre, de salpêtre et de charbon.
— Contentez-vous d’exécuter ses ordres, mot pour mot. Au fait, Trois-Poux, ça avance ces leçons de vol plané ?
Un peu plus tard, las des tyrannies de son maître et peu enclin à faire dépendre son existence des compétences salvatrices du Sombre Alchimiste, Yarod le Roux, dit Trois Poux, grimpa résolument sur le parapet de protection qui ceinturait toute la Vassalie de l’Aérolithe. Il avait enfilé une sorte de harnais articulé qui simulait des ailes d’oiseau et qu’il avait trouvé dans un vieux débarras de l’Académie. Confiant dans la grandeur du destin qu’il était appelé à connaître, Yarod s’élança dans les cieux azuréens et se mit à battre des bras de plus en plus vite, puis frénétiquement.
Après de longs moments de tâtonnements infructueux, Simbel avait réussi à communiquer avec Boeürg, le Borgne. Promu au rang d’interprète, l’homme tentait de traduire à son chef les paroles de l’étranger, et vice versa. Comprenant que son salut résidait peut-être dans la cupidité de ces hommes, Simbel tentait, sous le regard plein de reproches de ses ex-amis en cages, de se ménager une porte de sortie. Sa stratégie était aussi simple que désespérée : improviser.
— Dis à Petite Brise du Matin, ton chef, qu’il m’a tiré des pattes de ces sauvages et que je lui en suis éternellement redevable.
L’homme tenta de traduire, ce qui prit un certain temps car il paraissait chercher souvent ses mots.
— Petite Brise du Matin dire : « Reconnaissance, pas grand-chose. Devoir payer liberté maintenant ou mourir. »
— Bien, bien, bien – dit très vite le ribaud en se tenant le front entre le majeur et le pouce dans un air de réelle concentration.
Il montra soudain I’Aérolithe et déclara : « Dis-lui que je suis le maître de cette île flottante qui descend. Je suis ici incognito et je suis prêt à lui céder toutes mes richesses, qui sont immenses, en échange de ma liberté, d’un cheval et de dix jours de provisions. » L’homme s’exécuta et attendit la réponse de son supérieur.
— Lui dire : « Toi arrêter prendre nous pour des nains ! Oiseaux seulement vivre là-haut ! » et dire aussi : « Même pas comprendre comment gros caillou tenir là-haut. »
— Pour être parfaitement exact, on ne peut pas à proprement parler de « tenir » et…
Un cri inhumain déchira l’atmosphère et tous levèrent les yeux. Quelque chose, ou quelqu’un, tombait de là-haut et vint s’écraser à une dizaine de mètres de la caravane. « SPLAAATCH » fit la chose en soulevant un gros nuage de poussière. Plusieurs soldats cavalèrent sur place, puis revinrent raconter à leur chef.
De nouveau, Boeürg le Borgne écouta Petite Brise du Matin et traduisit :
— Chef dire : « Monde exister là-haut. Humains même avoir cheveux rouges bizarres. Pouvoir négocier. »
Dédacodimus, aidé de ses nombreux serviteurs inhumains, mais non moins zélés, avait achevé dans les temps, et il était ravi de son travail. Gaïa commençait à se rapprocher dangereusement, mais tout danger serait bientôt éloigné, grâce à lui et à lui seul. Son ego ne s’en remettait décidément pas. Cela avait pris de longues heures, mais il avait réussi à répartir sur tout l’Aérolithe des barriques de son Mélange Extra Ré-Orbitation Universel. Il avait fait distribuer des sabliers coordonnés à tous les soldats chargés de les surveiller et, à l’heure dite, dans quelques minutes, tous plongeraient leurs torches en même temps dans le mélange. L’aérolithe remonterait tranquillement, et ses habitants ne seraient pas obligés de quitter la quiétude de leur vie pour se réaccoutumer à un monde hostile…
Il était heureux, aussi, car en se remettant au travail pour la première fois depuis bien longtemps, il lui semblait perdre moins la mémoire et être capable de se concentrer davantage.
Plus que quelques instants… N’en déplaise aux esprits chagrins, il sentait que sa vie était encore bien loin de s’éteindre.
Simbel leva un œil inquiet vers l’énorme masse de terre qui se rapprochait de plus en plus vite semblait-il. Un certain nombre de mercenaires semblaient partager son appréhension, aussi sa proposition de sortir du champ d’ombre, et accessoirement du point d’impact, pour aller placer la caravane un peu en retrait, fut-elle bien accueillie. Il avait alors tenté de s’esquiver, mais Petite Brise du Matin, lui aussi, était un homme prudent. Pour l’instant, lui et Boeürg étaient totalement absorbés sur le contrat de cession de la Vassalie préparé à l’intention de Simbel. Boeürg le Borgne lui lut le contrat qu’ils s’empressèrent tous de signer d’une croix. Le voleur se dirigea vers son cheval, déjà harnaché et chargé depuis un moment. Il partit d’un pas calme en longeant les cages qu’il évita consciencieusement de regarder.
Trente secondes s’étaient à peine écoulées que la terre se mit à trembler sous la puissance de l’explosion qui anéantit la Vassalie de l’Aérolithe. Le ciel fut recouvert d’une chape de poussière sur plusieurs lieux et des milliers de tonnes de gravats et de rocs furent propulsés dans tous les sens, tant vers Gaïa que vers le ciel. Tout ne fut plus que chaos dans la savane, où hommes et bêtes se retrouvèrent à terre, certains écrasés par la chute de débris de tout ordre. Plusieurs des cages se brisèrent en tombant, et les petits hommes, plus vifs que leurs grands congénères, entamèrent le combat avec des armes improvisées et délivrèrent leurs compagnons.
Simbel, hagard, regarda s’éloigner son cheval qui l’avait désarçonné. La seule pensée émue qu’il eut pour sa patrie d’origine se résuma à se demander s’il était prévu de la remettre en orbite en un seul morceau ou en pièces détachées. Il se retourna vers la caravane et vit la mêlée qui y faisait rage, ce qui l’amusa beaucoup. Ce qui le fit beaucoup moins rire, ce fut de voir le petit groupe de Gondawahs armés qui arrivaient sur sa droite, et Petite Brise de Matin et Boeürg le Borgne, dépossédés et furieux, qui le chargeaient sur sa gauche. Oubliant toute fierté, il piqua un sprint vers l’horizon. En voulant saisir son arme, il se coupa et la laissa tomber, mais ne chercha pas réellement à la récupérer. Trente mètres plus loin, il se retourna pour voir où en étaient ses hargneux poursuivants et chuta.
— Dans quelques fractions de seconde, ils seront sur moi et me massacreront impitoyablement avant de s’entre-tuer. Quelle triste fin, songea-t-il, amer.
La petite bille bleue décida que le moment de ménager son effet était arrivé. Elle sortit en bourdonnant de la boucle de ceinture de Simbel, se plaça au-dessus de sa tête, tourbillonna jusqu’à créer l’illusion d’une tache d’encre de trente pouces de diamètre. Le disque resta un instant en suspension, puis tomba sur le voleur et l’engloutit instantanément sous les regards atterrés de ses poursuivants. Ils se consolèrent vite en s’étripant joyeusement.
— Tiens ! Je vois que son Excellence est du voyage, fit une voix étrangement familière.
Simbel se retourna et reconnut Boris CœurdeBois, le lunatique portemanteau serviteur du mage fou.
— Où sommes-nous ?
— Sur la table du laboratoire en plein ciel.
Simbel reconnut en effet le pentagramme. Il voulut rechercher son UPIUPE, mais ne put entreprendre de recherches trop élaborées en raison de l’exiguïté et de l’instabilité de la table. De toute façon, autant se rendre à l’évidence, le bidule caractériel avait émigré vers des cieux plus cléments.
— Mais que s’est-il passé exactement ?
— Le magister, paix à ses cendres, a commis semble-t-il une légère erreur d’appréciation. Il semble que nous soyons, vous et moi, parmi les rares rescapés de la catastrophe, monsieur. Je crois, par ailleurs, que nous arrivons en orbite. Logiquement, nous ne devrions plus tomber.
Comme pour confirmer les dires de l’objet, la table s’immobilisa à une distance de Gaïa inimaginable.
— Écoutez. Puisque nous sommes amenés à nous côtoyer pour un moment, Messire Simbel, faisons plus ample connaissance. Appelez-moi Boris si vous le désirez. Puisque nous sommes amenés à passer un certain temps ensemble, il importe de nous connaître davantage. Afin de vous distraire, je vais vous compter mon histoire. En fait, l’arbre dont je suis descendant a été…
Simbel réfléchit un instant et se demanda s’il mourrait d’abord de soif, de faim, d’ennui à supporter le babillage du majordome ou s’il tomberait durant son sommeil. Et puis il repensa à l’impossible chance qui lui sauvait toujours la mise au dernier instant. Il en vint à se demander s’il était seulement mortel.
Il se dit que, dans certains cas, l’éternité pouvait n’être qu’une longue, une très très longue agonie.